jeudi 13 octobre 2011

ENFANCE PERDUE

Pour une fois papa et maman ont décidé qu'on allait se détendre à la plage après le travail. 
D'habitude je n'ai pas le droit de descendre, je dois rester dans le lotissement sur la colline. La plage est de l'autre coté, et si sans leur dire je descends souvent avec mon copain jusqu'à la route, je ne la traverse jamais. J'ai eu quatre ans il y a quelques semaines, mais je suis grand pour mon âge. 
Comme je suis en plus particulièrement éveillé, tout le monde me donne cinq ans et me parle gentiment, j'en suis fier. Maman ne dit pas que je suis éveillé, elle, elle dit que je suis "remuant", ou exaspérant, selon les moments. 
En arrivant sur le sable ce soir-là, on s'aperçoit qu'il fait déjà assez frais dans le petit vent, mais personne ne dit rien, pour ne pas gâcher. On étale les serviettes, je commence à creuser mon château, la tâche est d'importance. Eux sont assis, ils regardent la mer, et ma sœur s'occupe de son coté, elle est très vieille, elle a neuf ans. 
Les derniers touristes quittent la plage, mais nous ne sommes pas des touristes, nous vivons ici. Maman dit que le monsieur qui part là bas avec sa femme ne s'embête pas parce qu'elle a vingt ans de moins que lui, elle s'est mariée pour son argent. Je réfléchis, puis je dis clairement et d'une voix forte : "Moi quand je serai grand, Maman partira, et je me marierai avec Papa.". Je suis content de moi, mais en regardant leur air surpris, mes certitudes se lézardent.

hebergeur image
Enfance perdue livre 1 Franz Marc domaine public
Maman crie à Papa qu'il ne va pas me laisser dire n'importe quoi. Papa s'approche de moi et la calotte que je prends sur l'oreille me rend sourd de ce coté-là. Puis il crie lui aussi "Mais c'est pas vrai, qu'est-ce qu'on a fait pour mériter ça?" et il frappe mon coude de l'autre coté. 
Il a raté l'autre oreille parce que j'ai mis mes deux mains dessus. Elle hurle "C'est dingue, c'est le diable ce môme". Je n'arrive pas à prévoir où vont tomber les coups, sauf que je crois qu'il alterne droite et gauche. Il a des morceaux de bois dans ses mains, j'ai des sensations de battoirs qui me heurtent, mes yeux sont fermés et mon nez touche mes genoux. A nouveau la voix de Papa "J'en peux plus de ce gosse, je vais le tuer". J'ai mal et j'ai du sable qui vole dans mon nez. Je crois que je vais mourir avec un goût salé dans la bouche. Je serre tout, mes yeux, mes mains sur ma tête, mes genoux sur ma poitrine. Ça n'arrête pas, ça n'arrêtera jamais, je ne tiendrai pas, je ne quitterai pas cette plage, je ne reverrai pas la maison. Et finalement ça s'arrête. 
J'attends un peu et j'écarte les mains, j'entrouvre les yeux. Je croise à travers le brouillard les yeux de hibou de ma sœur. Elle a les yeux si grand ouverts qu'ils sont ronds comme des calots, et on dirait que de grosses cernes sont nées en quelques secondes. Elle ne cligne pas, son corps est figé comme une statue. Une vague de douleurs venues de tous mes membres me submerge brusquement...Je ne vois plus rien. 
Je me réveille dans mon lit, j'ai mal partout. Je tressaute au moindre bruit, au moindre mouvement mes mains reviennent sur ma tête. Je suis sur le qui-vive, sans pouvoir me calmer vraiment, jamais.
Moins de deux mois après, mon copain meurt inexplicablement. Lui on le met dans la terre. Pour toujours je serai sur mes gardes. 
C'est que la vie, c'est très dangereux. 

18 commentaires:

  1. La vie, c'est dangereux et il vaut parfois mieux se taire. Deux leçons essentielles...

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  2. TAMBOUR MAJOR : Mieux vaut tard que jamais!

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  3. DEEF : Je me suis plusieurs fois promis d'apprendre à me taire, mais je n'ai pas tenu parole.

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  4. Quel texte. J'en ai eu le souffle coupé. Vraiment.

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  5. Effrayant!Pourquoi certains parents ont-ils des enfants? C'est pour moi un mystère. :(
    Heureusement le diable a fini par rencontrer un archange. :)

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  6. EK91: merci, mais reprends ton souffle. Moi de l'avoir écrit, ça me fait assez bien respirer...

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  7. NIGLOO : Tu devrais essayer les Infra rouges, ça marche peut-être aussi pour la voix?lol
    Plus sérieusement, ton genre de réaction me montre que j'ai eu raison de l'écrire, on a besoin de témoins.

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  8. JOSS : toi sans mots? Je culpabilise.
    Enfin pas trop, car je me demandais si je sur-réagissais à une situation normale. Finalement non.

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  9. NACHU : Voilà une question que je me suis posée longtemps.
    Heureusement mes parents immatures étant toujours de ce monde, j'ai la réponse. Peu satisfaisante à la vérité : Ils n'avaient pas eu de poupées étant petits.
    Mais de vrais enfants, c'était un peu trop pour eux.

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  10. C'est terrifiant. Terrifiant parce que ces actes sont commis avec naturel, presque de l'évidence. Terrifiant parce que ce n'est malheureusement pas exceptionnel. Terrifiant parce que, merde, t'avais QUATRE ans ! (même si c'eût été aussi grave à 14).
    Comme le disait Coluche : "il y a des gens qui ont des gosses parce qu'ils ne peuvent pas avoir de chien".

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  11. Je crois que je ne comprendrai jamais comment on peux arriver à frapper ses enfants de la sorte.

    Quelle claque, ce récit...

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  12. GLIMPSE : Ce qui est choquant aussi, c'est qu'on doive ensuite combattre des croyances selon lesquelles on devait bien être un peu coupable (quelque part), ou bien exagérément sensible, ou encore qu'il est normal de frapper les enfants pour les éduquer.
    Je n'aime pas les gens qui maltraitent les enfants ou les chiens... Par contre Coluche manque!

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  13. WILL : Je crois me souvenir que les enfants maltraités ont plus de risques de devenir des parents maltraitants, sans que cela soit automatique.

    Claque? le mot est bien choisi!

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  14. Glaçant et émouvant... Navré que tu aies dû vivre cela.

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  15. ENDIM : rassures-toi, pour moi c'est du passé. Lointain ...
    Mais d'autres le vivent encore hélas.

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